Comment la gestion de l’eau se prépare aux crises

Qu’elles soient brutales comme la pandémie de Covid-19 ou un événement météo, ou diffuses, comme l’appauvrissement de la biodiversité ou la pollution de l'eau, les multiples crises que nous traversons montrent qu’il devient urgent de coordonner la gestion de l’eau de façon plus intégrée. À l’avenir, il faudra apprendre à gérer l’incertitude. Entretien croisé.

Xavier Leflaive
Administrateur principal à la Direction de l'environnement de l'OCDE 

Jean-François Nogrette
Président de Veolia Water Technologies 

Les crises qui frappent notre monde, qu’elles soient climatiques, sociales, sanitaires, économiques, liées à la pollution ou à la biodiversité, se succèdent à un rythme élevé. Dans quelle mesure leur convergence affecte-t-elle la ressource en eau et sa disponibilité ?

Jean-François Nogrette : La question de la résilience est centrale. L’ouragan Katrina en 2005, à la Nouvelle-Orléans, avait submergé nos unités et il nous a servi de leçon. Aujourd’hui, nos unités sont mieux protégées et leur robustesse a été renforcée partout dans le monde. L’accumulation des pollutions diffuses pose problème : l’eau est un solvant et toutes les rivières finissent par se jeter dans les océans. Or l’appauvrissement de la biodiversité menace la capacité de l’eau à s’auto-épurer. Enfin, nous devons faire face aux événements climatiques extrêmes, en optimisant les modes de gestion : réduction des fuites d'eau, réutilisation de la ressource, dessalement

Xavier Leflaive : Chacune de ces crises a un impact sur la demande en eau et sa disponibilité. La crise climatique, en particulier, souligne l’exposition aux risques liés à l’eau. Les dimensions économiques et sociales de ces crises peuvent affecter la capacité des gouvernements et des acteurs à financer les investissements nécessaires pour garantir l’accès à l’eau et protéger les populations contre les risques liés à l’eau. Nous en tirons deux leçons majeures. D’une part, revoir la manière dont nous anticipons le futur, en reconnaissant l’incertitude, en valorisant la flexibilité et l’adaptation, et en évitant de nous laisser enfermer dans des trajectoires inadaptées. Cela implique d’autres méthodes de planification de nos usages de l’eau et de nos investissements. D’autre part, nous nous apercevons que ces crises sont concomitantes et doivent être gérées de façon coordonnée. La Covid-19 n’a pas freiné le changement climatique ni son impact sur la disponibilité de la ressource.

Pour un gestionnaire de l’eau, la principale menace est l’appauvrissement de la biodiversité. Jean-François Nogrette

Comment les technologies numériques aident-elles à trouver des solutions pour répondre à l’ampleur de ces crises dans la gestion des eaux ?

X. L. : Le champ du numérique est extrêmement dynamique et diversifié. Il recouvre les techniques de monitoring et de reporting, mais aussi de traitement de l’information et de modélisation à partir du big data. D’autres technologies émergent, comme la lecture d’images vidéo et la reconnaissance de formes. Ces technologies au service de la gestion des réseaux optimisent leur fonctionnement et leur maintenance, et garantissent une meilleure observation de la qualité de l’eau. De nouvelles applications améliorent aussi la relation aux usagers : les habitants de Busan en Corée du Sud, par exemple, accèdent à une information en temps réel sur la qualité de l’eau distribuée.

J.-F. N. : La numérisation fait partie de notre réalité opérationnelle. En situation de crise, elle est plutôt moins efficace que l’opérateur, mais elle est un outil précieux pour repérer une usure dans le temps. Notre solution Hubgrade réduit considérablement les défauts de qualité de l’eau en détectant les dérives qui ne sont pas visibles à l’œil nu, ce qui permet d’éviter des traitements chimiques. À Copenhague (Danemark), une gestion intégrée du système des égouts et de la station d’épuration en connexion avec la météo anticipe les épisodes pluvieux et sollicite l’ensemble du réseau pour éviter les débordements. Enfin, le numérique permet d’intervenir à distance. Pendant la pandémie, faute de pouvoir envoyer des experts sur site, nous avons soutenu les opérateurs lors d’opérations de redémarrage grâce à la réalité augmentée.

La crise sanitaire provoquée par la Covid-19 pèse lourdement sur les activités humaines depuis plus d’un an. Comment affecte-t-elle la gestion de la ressource en eau ?

J.-F. N. : Comme tous les services essentiels, Veolia est très sollicité en ces temps incertains. Dans l’industrie, l’eau de process exige une adaptation rapide et critique. L’industrie pharmaceutique et les hôpitaux ont besoin de quantités importantes d’eau ultrapure. L’industrie du médicament produit des déchets dangereux et nous avons maintenu, à travers le monde, des installations capables d’accueillir des eaux contenant des déchets toxiques. À l’occasion de la crise sanitaire nous avons aussi développé une expertise de suivi des pathogènes dans les eaux usées, comme indicateur de santé des populations. VIGIE COVID-19 et VIGIE COVID-19+ décèlent et déterminent la quantité de SARS-CoV-2 et ses variants dans l'eau. Nous avons été les premiers à savoir quantifier les variants dans les eaux usées.

X. L. : Les impacts les plus directs sont liés à des changements dans la demande et dans la capacité de financement des services. La demande diminue dans les zones d’activité professionnelle (les quartiers de bureaux consomment moins d’eau) et augmente dans les quartiers résidentiels, conséquence du télétravail. Cela peut affecter les revenus des opérateurs. D’autre part, dans le contexte de la crise sanitaire, des gouvernements lèvent les sanctions sur les usagers qui ne payent pas leur facture d’eau. Cette mesure soulage les ménages fragilisés et précarisés, mais elle affaiblit la capacité des opérateurs à financer le fonctionnement et la maintenance des réseaux.

Veolia et le coronavirus

Dès le début de la pandémie, Veolia a mis au point deux solutions : VIGIE COVID-19 pour détecter la présence du SARS-CoV-2 dans les stations d’épuration, et VIGIE COVID-19 PLUS pour traquer et quantifier les variants.

Pour en savoir plus

Observe-t-on des disparités géographiques sur la gestion de l’eau dans les zones frappées par la crise sanitaire ?

J.-F. N. : Le monde entier s’adapte aux réglementations et aux dispositions prises par les gouvernements. Au Moyen-Orient, où nous construisons trois importantes unités de dessalement aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite et à Bahreïn, nous avons confiné les chantiers pour maintenir la capacité de construction. À Guayaquil, en Équateur, nous avons maintenu les tournées d’eau pour les populations dépourvues de réseau. Singapour a accéléré le reuse, y compris pour l’eau potable. Partout la continuité de service a été assurée, y compris dans des conditions difficiles.

Répondre aux besoins croissants en eau est un défi planétaire. Comment concilier la préservation de la ressource avec sa disponibilité pour tous dans un esprit d’équité ?

X. L. : Les deux vont de pair. La préservation de la ressource est le meilleur moyen de s’assurer qu’une eau de qualité sera disponible pour tous les usages ; la protection des écosystèmes et de la biodiversité contribue à sa bonne gestion : l’usage raisonné des sols, le maintien des zones humides et des forêts… Ensuite, une plus grande attention doit être accordée à l’efficacité des usages de l’eau, à commencer par des régimes d’allocation de la ressource adaptés aux enjeux futurs. La plupart des pays ont mis en place des modalités plus ou moins sophistiquées, mais ces régimes sont souvent issus des problématiques passées et doivent maintenant être réformés pour mieux prendre en compte les défis à venir. Des travaux de l’OCDE ont montré que la réforme de ces régimes prend du temps. L’efficacité des réseaux et la capacité à réutiliser des eaux usées traitées jouent aussi un rôle pour diminuer les pertes. Plus que des technologies, cela demande d’abord des standards clairs et réalistes sur les qualités souhaitées pour les différents usages que l’on peut en faire.

La capacité à réutiliser des eaux usées traitées demande d’abord des standards clairs et réalistes plutôt que des technologies. Xavier Leflaive

J.-F. N. : Effectivement, veiller à la qualité de l’infrastructure permet de limiter les fuites. Le reuse est aussi source d’innovations, notamment dans l’industrie. Chez Nestlé, au Mexique, en Chine et en Afrique du Sud, le lait infantile en poudre provient du lait des vaches, dont on extrait l’eau pour la réintroduire dans la boucle de Nestlé, qui n’a plus besoin d’en prélever pour ses usines. En agriculture, les engrais organiques offrent des perspectives moins polluantes et plus économes en eau. Grâce à notre technologie Recirculating Aquaculture System (RAS2020), les élevages de saumons utilisent de faibles quantités d’eau recyclée. Autre solution : l’aquaponie conjugue l’élevage de poissons avec la culture maraîchère. Nous nous dirigeons vers une gestion intégrée et territoriale de l’eau où les usages agricoles, et ceux des villes et des industriels sont moins cloisonnés. Des boucles sont créées entre les différents utilisateurs. Nous produisons aujourd’hui de l’eau potable à partir d’eaux usées : en Namibie, les eaux usées traitées couvrent déjà 35 % des besoins de la population de la capitale ; en Australie, les eaux retraitées du pétrolier QGC servent à l’irrigation agricole... Pousser la valorisation des eaux usées à son maximum est une véritable solution d’économie circulaire.

Nous nous dirigeons vers une gestion intégrée et territoriale de l’eau où les usages agricoles, et ceux des villes et des industriels sont moins cloisonnés. Jean-François Nogrette


Comment l’OCDE encourage-t-elle ses membres à sensibiliser les industriels pour qu’ils intègrent mieux la rareté de la ressource en eau dans leurs processus ?

X. L. : Nous réalisons deux types de travaux pertinents pour les usages industriels. Tout d’abord, l’amélioration des régimes d’allocation de l’eau a des impacts sur les usages industriels. Ces régimes peuvent décourager les usages à faible valeur ajoutée lorsque l’eau est rare. Ensuite, nous avons travaillé sur les innovations technologiques dans le domaine de l’eau, un secteur en pleine effervescence. Le point faible reste la diffusion de ces technologies, qui passe moins par des aides que par des politiques reconnaissant la valeur de l’eau, en donnant un coût à la pollution, par exemple. Concernant les pollutions émergentes, comme les résidus médicamenteux ou les microplastiques issus du textile et des pneumatiques, un rapport récent de l’OCDE indique qu’il faut prendre en compte l’ensemble de leur cycle de vie pour promouvoir les solutions d’économie circulaire, ce qui implique la responsabilité des industriels qui les produisent et les mettent sur le marché.

 La diffusion des technologies passe moins par des aides que par des politiques qui reconnaissent la valeur de l’eau, en donnant un coût à la pollution, par exemple. Xavier Leflaive

 

Quelles autres menaces voyez-vous sur la gestion durable de la ressource en eau au cours de la prochaine décennie ? Que préconisez-vous pour les prévenir ?

J.-F. N. : L’assainissement dans un contexte d’urbanisation rapide est un sujet majeur qui reste à traiter. Un autre enjeu est le recours croissant au dessalement : il faudra employer plus d’énergies renouvelables pour l’assurer. Le reuse est aussi un défi, en veillant sur la qualité de l’eau et sur le choix des énergies les moins polluantes. Enfin, la dilution des pollutions est une autre menace. Les eaux industrielles et les eaux usées municipales sont souvent mélangées, ce qui augmente le coût de leur traitement.Il est préférable pour l’industrie de traiter ses eaux à proximité de ses usines et recourir au reuse.