Les entopreneurs et insect farmers sont-ils les nouveaux entrepreneurs ? Leurs insteaks, ces nouveaux steaks à base d’insectes, vont-ils rapidement déloger les entrecôtes de nos assiettes ? Chez les investisseurs en tout cas, le marché de l’insecte commence à sérieusement faire mouche, amorçant peut-être un futur changement des mentalités dans les pays occidentaux.
C’est la petite bête qui monte : le marché de l’insecte, encore jeune, ne cesse de grandir. Depuis fin 2017 - début 2018, la Commission européenne autorise l'usage des protéines d'insectes dans l'alimentation des poissons d'élevage, et réglemente leur consommation par les humains. À ce jour, 50 fermes d’élevage d'insectes ont levé à elles seules 480 millions de dollars, principalement pour la construction d’infrastructures de grande envergure en Europe. En France, la start-up spécialiste des protéines d’insectes Ÿnsect a même levé 125 millions de dollars fin 2018, dépassant les 105 millions de dollars de la levée historique d’AgriProtein en juin dernier.
De petites bêtes pour nourrir les grandes
Les start-up les plus financées sont dédiées à la production de nourriture d’élevage : c’est le cas du français InnovaFeed, qui a levé 63 millions de dollars en 2018 en misant sur le marché de l’aquaculture, valorisé lui à 150 milliards de dollars. C’est également le cas du canadien Enterra Feed, qui prévoit de construire trois nouvelles fermes en Amérique du Nord. Il faut dire que le rapport nourriture / masse corporelle produite par l’entomoculture est rentable : un kilogramme d’oeufs d’insectes donnera, en moins de deux semaines, six tonnes de larves. Et il ne faudra qu’un peu plus de 2 kg de fourrage pour produire 1 kg d’insectes, alors qu’il en faut 25 pour obtenir autant de boeuf. Dans la ferme pilote de Beta Hatch à Seattle, les résultats ont également prouvé que l’élevage de saumon grossissait aussi vite avec un régime aux vers de farine qu’avec la mixture de farines de poissons standard.
Il ne faudra qu’un peu plus de 2 kg de fourrage pour produire 1 kg d’insectes,
alors qu’il en faut 25 pour obtenir autant de boeuf.
Dans la grande majorité, les insectes se déclinent sous forme de poudres et d’huiles, bien que de plus en plus d’acteurs tendent à se diversifier. La friandise animale est ainsi au rendez-vous chez le canadien Enterra qui produit ainsi des larves et insectes entiers pour volailles. Suivant la même idée, la start-up Protix invite les insectes dans les foyers en les transformant en nourriture pour chien avec l’aide de la start-up Yora depuis début 2019. Nourrir les animaux de compagnie serait-il une tentative pour se glisser petit à petit dans les assiettes des humains ? Telle est peut-être l’ambition du néerlandais Protix Biosystems qui a diversifié ses rayons en commercialisant des oeufs de poulet et du saumon nourris aux insectes.
Demain, tous entomophages ?
Regarder l’entomophagie - la consommation d’insectes par les humains - comme un phénomène nouveau, voire à venir, reviendrait pourtant à oublier que 4 milliards d’individus en sont déjà adeptes dans le monde, dont 2 milliards de manière régulière. Environ 1950 espèces d’insectes sont ainsi consommées de manière régulière, et dans certains pays comme la Thaïlande, on recense jusqu’à 40 000 fermes d’élevage. Chez les occidentaux, on en consomme même sans le savoir puisque l’extrait de cochenille est utilisé comme colorant dans de nombreux produits alimentaires, tels que le salami, le chorizo ou encore les bonbons Tic Tac orange et citron vert et certaines boissons Starbucks avant leurs retraits en 2012.
Repenser le modèle alimentaire occidental est non seulement possible, mais également urgent. Car malgré le succès grandissant des alternatives aux protéines animales et la baisse globale de la consommation moyenne de viandes rouges (52,5 g/j en moyenne pour un adulte en 2013 contre 58,8 g/j en 2007), nous serons 8,5 milliards d’individus sur terre en 2030, soit une augmentation de 40 % de la demande en protéines.
Pour faire passer la pilule de l’entomophagie auprès des occidentaux, certains - comme les français de Jimini’s - assument à fond le côté insolite et ludique de la pratique et d’autres font disparaître les petits animaux dans la farine de leurs mets préférés. Et ça marche : les entreprises américaines Six Foods et Bitty Foods ont déjà levé des milliers de dollars avec leurs snacks au criquet sous forme de chips, Jimini’s a déjà séduit les grandes enseignes françaises La Grande Epicerie et Nature & Découvertes et Auchan Retail signé un partenariat avec InnovaFeed...
Même IKEA cherche à décliner ses célèbres boulettes dans leur version entomophage. Outre-Atlantique, la start-up All Things Bugs a levé des millions de dollars auprès de la Fondation Bill et Melinda Gates, du Département de l’Agriculture américain et de l’institut de recherche DARPA : elle est depuis devenue le plus grand fournisseur de poudre de criquets aux États-Unis pour l’agriculture, la médecine mais également les particuliers. Sauf que pour l’heure, les coûts de productions élevés - six à sept fois plus coûteux que pour du bétail - ne permettent pas encore aux entreprises de vendre leurs produits à des prix accessibles, et maintiennent la consommation d’insectes au statut d’occasionnel. Sans parler des mentalités qu’il faudra adapter à l’idée de manger des invertébrés...
Les “Neatballs” d’Ikea à base d’insectes
Une économie à impact positif
Si le phénomène semble encore marginal, son développement est pourtant crucial. Car en plus d’offrir une émission en CO2 très limitée, la production d’insectes va contribuer au traitement des déchets alimentaires. C’est le cas de l’entreprise malaisienne Entofood et de la start-up Mutatec, toutes deux accompagnées par Veolia, qui transforment les déchets organiques et restes de restauration en protéines par le biais des larves de mouche soldat noire. Grâce à cette “bioconversion”, 1 kg d’oeufs de mouche soldat noire, nourris avec des déchets, suffit à produire 6 tonnes de protéines en 10 jours. Une pratique qui compte de plus en plus d’acteurs, comme le singapourien Insectta ou l’anglais AgriProtein, installé à Cape Town.
Autre tendance à impact environnemental positif pour l’entomophagie : la production d’engrais à base des déjections d’insectes collectées lors de l’élevage. Peu coûteux pour les entreprises installées sur le marché, leur vente permet à de nombreuses entreprises comme Ÿnsect, ou InnovaFeed de diversifier leurs revenus tout en optimisant le nécessaire traitement des déjections. Certains se spécialisent même sur certains types de déchets : c’est le cas d’Entocycle qui se focalise sur les déchets de pré-consommation comme les grains usagés des brasseries ou torréfacteurs, le tout à l’échelle locale et les donne comme nourriture à ses insectes.
Le mariage du vivant et de la technique
Dans le secteur, les nouveaux entrants sont nombreux, mais les sortants aussi, comme en atteste la liste réalisée début 2019 par le blog suédois BugBurger. Le secteur reste jeune, et sa santé fragile : la start-up industrielle au modèle coopératif innovant Entomo Farm a ainsi dû mettre la clef sous la porte fin 2018. Un échec qui illustre un décalage entre un modèle aussi innovant que coûteux (ici, un système de partenariat avec des agriculteurs, et des process de production industriels novateurs) et un secteur encore peu mature, dans lequel les banques restent relativement frileuses. Interrogé dans Les Échos, son fondateur Gregory Louis résume : “Nous avons manqué de fonds par rapport à la maturité de ce marché. Notre chiffre d'affaires hebdomadaire était de 20.000 euros pour des dépenses de 70.000 euros.”
Pour se faire une place dans le secteur, le succès du leader Ÿnsect prouve qu’il faut se montrer innovant et jouer sur la propriété industrielle. Leur stratégie ? Avec plus de 20 brevets déposés dans plus de 40 pays, l’entreprise garde la main sur tous ses procédés actuels (et futurs !) et rassure ses investisseurs. L’entreprise utilise de fait un ensemble de technologies poussées comme des capteurs sensoriels, de l’analyse de données, de la modélisation prédictive et des outils de mesure de la température, de la croissance des insectes et des émissions de CO2.
Car tout comme la R&D, l’innovation numérique reste rarement à la porte des fermes d’élevage d’insectes : à Londres, Entocycle combine automatisation, intelligence artificielle et apprentissage automatique et au Texas, Aspire Food Group utilise objets connectés, data et robots.
Le challenge reste entier : optimiser la production pour la rendre la plus rentable possible, et ainsi proposer de repenser nos modes d’alimentation à grande échelle. La balle est aujourd’hui du côté des entreprises et de leur capacité à adopter et faire adopter aux consommateurs cette nouvelle ressource. Pour que l’insecte, hier synonyme de menace pour l’agriculture et de compétition avec nos sources de nourriture, soit demain le nouvel allié de l’humain, et de son environnement.